« J’étais la marraine d’un enfant dont les parents étaient devenus des bourreaux. Il y a trente ans, tout le monde ici perdait son humanité », raconte M. ces scènes déchirantes. Les souvenirs lui serrent la gorge, l’étouffent et la font taire. Ceux qui n’étaient pas là peuvent difficilement imaginer les témoignages comme des images réelles : la puanteur des corps en décomposition, les rivières tachées de sang, la folie dans les yeux des bourreaux. Les Rwandais s’en souviennent très bien. Ils pansent ces souvenirs, mais les blessures saignent encore.
« Tu sais ce que je lui ai dit ? ‘Retourne là d’où tu viens. Tes parents ont du sang sur les mains. Moi, la marraine », se souvient M. Une femme grande, droite et forte se replie sur elle-même. « J’ai souffert à cause de ça. Je suis allé à l’église et j’ai réalisé que je n’étais pas différent. Vous ne pouvez pas simplement dire que « tout est de votre faute ». Le prix de la justice ne peut pas être la vengeance, car il s’agit d’un cercle vicieux et la violence ne cessera jamais. Je suis retourné chez ma filleule. J’ai demandé pardon pour la façon dont je l’avais traitée. Je suis encore ami avec cette famille, même si, il y a trente ans, tout nous divisait.
Je viens régulièrement au Rwanda depuis dix ans. J’ai encore plus de questions que de réponses. Je suis arrivé pendant la semaine de « Kwibuka », qui signifie « Nous nous souvenons » en kinyarwanda. Il y a exactement trente ans, l’enfer s’ouvrait ici, au cœur de l’Afrique.
Le pays regorge de verdure toute l’année. Tout fleurit sauvagement. Il bourgeonne, germe et s’élève. La nature manifeste la vie, pourtant nous parlons de la mort.
« Ils coupaient à la machette, hachaient les gens et versaient du sel sur les blessures… Mon père est mort ainsi en mai. Vous ne le comprendrez pas. Cela n’aide pas. Personne ne veut comprendre. Ceux qui ont survécu ont besoin d’une tasse de thé, de paix. L’assurance que cela n’arrivera plus jamais, que la vie ne doit pas se terminer dans la douleur et les larmes. On peut se souvenir soit pour ne jamais pardonner, soit pour transformer ce souvenir en un effort pour empêcher que quelque chose de semblable ne se reproduise.