Il était environ 2 heures du matin. Je jouais au boulanger et je tamisais la farine pour les beignets. Milieu de la nuit, jeudi gras. CNN montrait le Conseil de sécurité de l’ONU. Tout le monde pensait que « cela n’arrivera pas », mais c’est arrivé. La réunion a été interrompue par des informations concernant des bombes tombant sur Kiev. L’apocalypse a commencé. L’apocalypse n’est pas l’heure des beignets.
Le matin à la Bonne Fabrique, il n’y avait pas de beignets. Au lieu de cela, nous avons planifié notre premier voyage en Ukraine. Nous avons passé les semaines suivantes dans la zone frontalière, du côté ukrainien. Chaque soir, nous apportions du thé, du café, des vêtements chauds, des provisions et du carburant aux gens gelés et effrayés. Chaque matin, nous rapportions en Pologne un sentiment de morosité. Nous avons vu des pères dire au revoir à leur famille, l’impuissance des mères, les pleurs des enfants… de tels moments gravent des souvenirs aussi profonds que dans la pierre. Ceux qui durent des années, pour toujours.
En Pologne, deux années de guerre ont réussi à nous réveiller puis à nous éteindre, à nous endormir et à faire ressortir à nouveau toutes nos émotions. Même ceux dont nous devrions avoir honte. Pendant ce temps, l’Ukraine combat patiemment. Endurer des attaques de plus en plus fortes. Le sentiment d’injustice ne leur permet pas de reculer.
Aujourd’hui, je suis en Mauritanie et je me souviens de cet horrible jeudi. Les conséquences des explosions en Ukraine se font sentir ici même. Le monde est devenu plus pauvre. J’ai perdu un gène de sagesse. Le Burkina Faso a accueilli le Groupe Wagner, des drapeaux russes flottent désormais à tous les carrefours de la capitale. Partout en Afrique, les prix des denrées alimentaires ont grimpé en flèche il y a deux ans et constituent encore aujourd’hui un véritable supplice pour les plus pauvres. On a de la chance de pouvoir nourrir son enfant aujourd’hui, mais y aura-t-il assez de nourriture demain ? Tout le monde en Mauritanie ne sait pas où se trouve l’Ukraine, mais tout le monde a le sentiment que le monde s’est égaré. Les Mauritaniens savent bien que de telles erreurs ne peuvent être commises. On ne peut pas dire que tout va bien quand on est perdu. Dans le désert, une telle erreur peut vous coûter la vie.
Mateusz Gasinski